Monica Vitti en 1992 : “J’ai tellement rêvé être mystérieuse et énigmatique !”

L’actrice italienne Monica Vitti est morte ce 2 février 2022, à l’âge de 90 ans. Elle avait notamment tourné quatre films (“L’Avventura”, ”La Nuit”, “L’Eclipse”, et “Le Désert Rouge”) avec son compatriote Michelangelo Antonioni. En 1992, à l’occasion de la sortie en France de “Scandale secret”, qu’elle avait elle-même réalisé, elle nous avait parlé de son enfance triste, de son métier, et, bien sûr, d’Antonioni.

Monica Vitti dans “L’Avventura”, de Michelangelo Antonioni (1960)

Monica Vitti dans “L’Avventura”, de Michelangelo Antonioni (1960) Cino Del Duca / DR

Par Fabienne Pascaud

Publié le 02 février 2022 à 14h28

[Article initialement publié en novembre 1992]
Culotté ! Monica Vitti achève son premier film de réalisatrice-interprète sur un plan où on la voit balancer rageusement par la fenêtre une caméra ! Quels comptes a donc à régler avec le cinéma celle qui y a brillé pourtant dans tous les genres : tragique avec Antonioni, comique avec Monicelli, Scola ou Sordi... Culotté et bizarre ! Pourquoi l’actrice volcanique, qui incarna si bien les angoisses, les désirs, les fantasmes de la femme «  moderne  », s’est-elle écrit, dans Scandale secret, le rôle d’une désoeuvrée et épouse bourgeoise sage, qui s’effondre sitôt qu’elle découvre que son mari la trompe...

Ce film semble à l’opposé de votre image...
Je dois beaucoup à la caméra, c’est vrai ; mais j’ai toujours senti aussi qu’elle était plus forte que moi. Lorsqu’elle tourne en silence, lorsque vous commencez à l’oublier, son oeil enregistre et vole vos moments les plus secrets. J’ai eu peur de ça tout de suite, dès mon premier tournage, L’Avventura. Ça faisait sourire Antonioni, qui était obligé de me supplier de venir devant l’objectif : tant d’autres acteurs ne quitteraient pour rien au monde la caméra ! Mais moi, j’ai un visage où se devinent trop facilement mes peurs, mes joies, mes peines ; or, je n’aime pas être déchiffrée si vite. J’ai tellement rêvé être mystérieuse et énigmatique !

Vous l’êtes, justement, dans les films d’Antonioni...
J’étais tout bonnement étonnée qu’un cinéaste, pour la première fois, me trouve un physique intéressant et me permette de le montrer, de l’imposer. Je me découvrais moi-même avec curiosité. Tant d’autres jusqu’alors m’avaient dit que j’étais laide ! Avant L’Avventura, Monicelli, Fellini, Pasolini ne m’employaient que pour doubler leurs films, lorsqu’ils avaient besoin d’une voix rauque et grave qui fasse «  vrai  ». Et même cette voix, comme j’ai eu du mal à la faire accepter ! Juste après mon admission au Conservatoire national d’art dramatique, les professeurs, inquiets de mon timbre un peu spécial, avaient exigé que je consulte un spécialiste : lui seul saurait si ma voix pouvait passer la rampe au théâtre, si elle ne s’épuiserait pas très vite, si je pouvais donc entreprendre utilement des études de comédie...

Arrivée chez le médecin, je comprends, dès les premiers examens, que ma voix lui semble trop fragile et qu’il est peu disposé à me signer le certificat demandé. Alors, je le menace de me jeter sous la première voiture s’il m’empêche de faire du théâtre. Je l’aurais fait ! C’était mon seul désir depuis l’enfance. Devant mon désespoir, il a cédé...

“Une fille bien élevée devait rester cloîtrée à la maison”

Comment est née l’envie d’être actrice ?
Pendant les bombardements, lors de la dernière guerre. Nous étions tous réfugiés à la cave, et, pour tromper ma terreur du noir, mon frère me faisait jouer aux marionnettes, en dessinant des figures sur mes poings. J’avais découvert la joie, la nécessité d’être une autre...

Etre actrice, c’est se fuir ?
Il fallait bien. j’ai eu une enfance très douloureuse, des rapports familiaux très durs, que je voulais absolument dépasser, oublier. Ce n’est pas un hasard sans doute si je n’ai jamais souhaité me marier ou avoir des enfants : je redoutais trop d’avoir à faire revivre à d’autres, même malgré moi, des situations impossibles.

Qu’est-ce qui a été le plus dur pour vous à ce moment-là ?
La solitude. Non seulement mes parents ne se préoccupaient que de leurs deux fils, mais ils m’interdisaient de faire quoi que ce soit : une fille bien élevée devait rester cloîtrée à la maison, sinon elle tournait mal... Ma seule liberté était d’aller pleurer toute seule dans l’escalier de l’immeuble.

C’est là que la voisine du dessus m’a trouvée et m’a proposé, pour me consoler, de faire avec elle du théâtre amateur. J’ai assisté alors en cachette à une répétition de son groupe. J’ai décrété que je voulais jouer dans leur pièce le rôle de la mère, une femme de 40 ans qui apprend la mort de son fils à la guerre. A l’époque, j’en avais 14, mais une telle violence, un tel désespoir, qu’avec une perruque tous m’ont trouvée crédible : ils ont accepté de me confier le personnage. Mais comment travailler ? Mes parents me défendaient de mettre le pied dehors et, bien entendu, de jouer la comédie ! J’ai donc répété toute seule des heures entières, enfermée dans la salle de bains.

J’avais obtenu d’un de mes frères la garantie qu’il me ferait sortir de la maison au moins un soir ; rien que pour jouer une fois !

Le destin a voulu qu’un journaliste d’une des revues les plus intellectuelles de Rome soit là. Il a écrit sur moi un article dithyrambique.

Vos parents l’ont lu ?
Bien sûr que non ! Mais ça m’a donné la force d’attendre. Et, pour une fois, j’ai eu de la chance : mon autre frère avait fait fortune au Mexique, y avait épousé une riche héritière qui, deux fois de suite, lui avait donné des jumeaux. Mes parents n’ont pas résisté à l’appel de ces quatre petits-enfants : mais, quand ils ont exigé que je les suive, je suis allée à la police demander si une jeune fille de 18 ans pouvait décider de rester seule à Rome. On m’a répondu oui. J’ai résisté. Enfin, j’étais libre ! Libre d’avoir une autre vie, d’échapper à la réalité, à mes angoisses, à mes phobies. Quand j’étais petite, par exemple, je faisais tellement de mauvais rêves, je passais tellement de nuits, terrifiée, accrochée aux barreaux de mon lit qu’on m’avait surnommée «  cauchemar  »...

Les premiers films tournés avec Antonioni vous ont-ils permis d’échapper à vos inquiétudes ?
C’était un exorcisme, une manière de psychodrame qui me permettait de me libérer de moi-même ! Je me souviens que je me baladais un jour en bateau avec Antonioni et, soudain, je me suis sentie mal ; j’ai profité d’une escale momentanée dans une île pour fuir quelques heures sans l’avertir. Lorsque je suis revenue, il avait eu peur et m’a demandé des explications. Je ne pouvais lui en fournir, ni expliquer mon angoisse. A partir de là, il a imaginé L’Avventura...

Il vous a donc beaucoup «  pillée  » ?
Il m’a surtout beaucoup donné ! Personne ne m’a jamais regardée comme lui : ni une mère, ni une amie, ni un frère... Il était attentif à ce qui se passait dans mon âme - et que j’ignorais ; il me radiographiait. Il m’a condamnée à la sincérité, à la vérité absolues.

Scandalo segreto (Scandale secret), un film de Monica Vitti (1990)

Scandalo segreto (Scandale secret), un film de Monica Vitti (1990) DR

Dans Scandale secret, vous montrez que la vérité peut être cruelle.
Si toute notre vie était automatiquement filmée, je suis sûre qu’on se suiciderait à en re-visionner certains passages... Au moins, la mémoire permet de réinventer nos existences, d’en gommer les moments trop douloureux.

Avec Scandale secret, j’ai voulu explorer une situation qui me terrifie : que devient une femme vieillissante, apparemment banale, «  normale  », qui réalise soudain qu’elle s’est toujours trompée dans la vie, qu’elle n’a rien compris, qu’elle est seule, qu’elle ne sait rien faire. Et qu’il est peut-être trop tard...

Que devient-elle ?
Elle recommence ! Elle balance tout et elle recommence !

Mais recommencer quoi, comment, quand on n’a plus 20 ans ?
Surtout trouver immédiatement quelqu’un avec qui vivre ! Le monde est plein de gens qui ont besoin de vous ! C’est la solitude qui est terrible, c’est le silence qui tue. Ce silence plein de dangers, qui vous remet en mémoire ce que vous aviez choisi d’oublier... Moi, plutôt que de l’affronter, je préfère cuisiner ou faire le ménage ou taper à la machine : entendre n’importe quel son qui me sécurise...

L’héroïne de Scandale secret vous ressemble-t-elle ?
Dans sa manière de recommencer, oui. J’ai toujours tout recommencé. Rien n’a été facile.

Recommencerez-vous à mettre en scène un autre film ?
Je ne crois pas. C’était trop difficile ; le côté technique était trop lourd... Et puis, on ne fait un film que si l’histoire à raconter est pour vous essentielle. Urgente. Trouverai-je jamais une autre héroïne qui me bouleverse tant ? -

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