UNE MINISÉRIE EN 3 PARTIES

Les Vingt - Chapitre 2

Dossier | Par Henry Michel | Le 1 février 2012 à 11h30

Inspiré par la récente affaire Megaupload, Henry Michel nous livre un récit d'anticipation en trois parties.

Dans le chapitre précédent, notre héros racontait son incarcération avec 999 autres téléchargeurs au centre de détention Enrico Macias, spécialement conçu pour enrayer le piratage. Aujourd'hui, il va avoir un plan.

33% - COMMENT J'AI EU UN PLAN

Lorsque la France a changé de Président de la République, nous savions déjà qu'il n'y avait aucun espoir pour sortir d'Enrico Macias.

Durant la campagne, le consensus s'était fait parmi tous les candidats à notre sujet : les 1000 resteraient en prison. Les résultats avaient en effet été spectaculaires sur la baisse de téléchargements illégaux, la presse avait fini par reconnaître l'efficacité du dispositif.

Désormais la répression dure avait le vent en poupe. Un gars s'était fait massacrer à coup de matraques par 40 agents du Raid dans une salle de cinéma, pour avoir tenté de faire un screener du nouveau Luc Besson, un film pour enfants. L'opinion publique s'était émue trois jours.

Non seulement ce nouveau président, de gauche, avait décidé de nous laisser en taule, mais en plus, sous un prétexte humaniste maladroit, il avait introduit au Centre Enrico Macias un nouveau programme destiné à nous remettre dans le droit chemin : l'Achat.

L'Achat avait, selon le nouveau ministre de la Culture, deux vertus : il nous permettrait de reprendre l'habitude de payer pour des biens culturels, et en plus, nous autoriserait à nouveau à consommer de la culture. Nous en étions privés depuis notre arrivée il y a trois ans. Pas de films, de journaux, de livres ni de musique, alors que dans n'importe quelle autre prison, le premier tueur en série venu pouvait au moins jouir de la télévision.

Le principe de l'Achat était simple. Chaque détenu recevait chaque semaine un billet de dix euros. Il était ensuite emmené dans une pièce, où différents biens culturels lui étaient présentés sur la table - des films assez récents. En tout cas assez récents pour qu'on n'en ait jamais entendu parler depuis la taule.

Les biens culturels proposés dépendaient de votre bloc. Les bruns avaient de la musique, les bleus du ciné, les roses des films de cul, et pour nous il y avait de tout, en choix plus restreint.

Le détenu choisissait son film, donnait son billet (« le geste de payer est très important » avait insisté le ministre), puis se rendait en compagnie d'un maton dans une des dix salles de projection individuelles. Il était menotté (c'était très dur pour le bloc rose à qui on projetait des pornos). Puis la projection commençait, en présence du maton qui restait là sans trop de raison.

Ce programme me choquait au plus haut point. Et le plus dingue, c'est que nous étions peu à l'accueillir avec méfiance. Une vingtaine de détenus tout au plus - et que des gars du Bloc Noir.

Je ne sais pas ce qui était le plus difficile pour moi : devoir payer pour un film que je ne connaissais pas, ou avoir à choisir. Choisir, cette notion n'existait plus depuis longtemps dans mes pratiques culturelles. Je ne choisissais jamais, lorsque je téléchargeais je ramenais tout. Et si le film ne me plaisait pas, je l'arrêtais au bout de dix minutes. Si à l'inverse il me plaisait vraiment, je retournais le voir sur grand écran. Il n'y avait aucun problème.

Mais payer pour voir, comme au poker, ne connaissant pas le jeu de l'adversaire, et devoir choisir, c'était trop pour moi.

Je n'ai joué le jeu de l'Achat qu'une seule fois, la première. Il y avait un maton et un psychologue qui prenait des notes. J'avais mis vingt minutes à choisir le film, une franchise Marvel à la con, et j'avais donné le billet de 10 qu'on m'avait remis le matin même - les détenus avaient fini par appeler ça « la paye ».

Le film avait commencé et c'était horrible. En Arial blanche et en caps, une phrase rappelait en bas de l'image « PROPRIETE EXCLUSIVE DU CENTRE DE DETENTION ANTIPIRATAGE ENRICO MACIAS », afin qu'à aucun moment du film vous soyez assez dedans pour oublier où vous étiez. Et puis, j'étais incapable de rester immobile sur cette chaise, inconfortable, j'étais menotté comme un chien, sans pouvoir me lever pour aller m'enfiler un litre de lait et des pépitos, aller pisser, ou checker mes mails, comme j'aimais le faire quand je matais chez moi. Bref, j'avais détesté.

La deuxième fois, les dix euros en poche, devant un maton opéré d'un bec-de-lièvre et le psychologue, j'ai refusé de choisir un film. Le psychologue insista un peu, mais je tenais bon. Il a fini par sucer une branche de ses lunettes, en me disant calmement :

- Les règles sont très simples à ce sujet. Vous êtes maître de votre budget, vous pouvez garder vos dix euros et acheter deux films la semaine prochaine quand vous irez mieux. En revanche, film ou pas film, vous allez suivre le gardien et rentrer en salle de projection pendant 90 minutes, devant l'écran éteint. Vous ne voulez toujours pas acheter de film aujourd'hui ?

- Non. Et la semaine prochaine non plus.

- Très bien. Monsieur, j'espère que vous allez savourer votre séance à vide.

Bec-de-lièvre m'a escorté, et nous nous sommes installés devant un mur blanc à attendre comme des cons.

Mon regard a parcouru ce mur, et s'est immobilisé sur une tête de punaise qui dépassait. J'ai fixé la tête de punaise, me suis concentré, et ai essayé de me souvenir des cours de méditation que m'avait donné une ancienne petite amie italienne à la fac. MARTA. De superbes seins, un regard de braise, un corps brun comme cuit au four. La prison et l'isolement avaient gommé en moi tous les défauts que j'avais pu y associer par le passé. La punaise, se concentrer sur la punaise, rien que la punaise. Je sentais Bec-de-lièvre me regarder, mais je continuais à vider mon esprit. Chasser les idées parasites, ou plutôt - comme me l'avait enseigné Marta - les observer passer sans les retenir.

J'ai alors essayé de me souvenir du film que j'avais le plus regardé dans ma vie. C'était Dangereuse sous tout rapport (Somethin' Wild), une comédie de Jonathan Demme des années 80 avec Mel Griffith et Jeff Daniels. Ma comédie préférée. Un de ces films qui légitimaient à eux seuls le téléchargement « illégal », disponible sur les réseaux mais quasiment introuvable en DVD, seulement en import américain. Je me suis concentré sur la punaise, et la projection a commencé.

Je voyais le film. Le générique a démarré, en streaming direct de ma mémoire à mon cerveau, je reconstituais tout, jusqu'à la musique des Talking Heads qui accompagnait les images aériennes.

Bec-de-lièvre me regarda pendant 90 minutes sourire, rire, et vibrer en train de mater une punaise.

Les images me revenaient facilement, peut-être légèrement différentes de celles du film original, peut-être mon cerveau améliora-t-il quelques scènes, supprima quelques longueurs, peut-être que Mel Griffith ressemblait beaucoup à Marta, mais en tout cas, ce fut la meilleure projection de ma vie.

En me raccompagnant en cellule, Bec-de-lièvre me dit :

- T'es taré mon pote. Faut te faire soigner. Au prix du cinéma aujourd'hui, et avec le coût de la vie, refuser de voir un film c'est du gâchis.

La porte se referma derrière moi, et soudain une putain d'idée m'est venue.

Les Vingt est une minisérie en trois parties. Lire le chapitre final...

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6 commentaires
  • Tony
    commentaire modéré Très bon. J'ai trouvé cette deuxième partie encore plus intéressante que la première dans les thèmes abordés et leur traitement! Vivement demain!
    1 février 2012 Voir la discussion...
  • funculturepop
    commentaire modéré 9,99 euros sur Amazon.fr, Dangereuse sous tous rapports !
    1 février 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré @funculturepop oui mais ça c'est avant le suicide d'Enrico...
    1 février 2012 Voir la discussion...
  • Mari
    commentaire modéré coooool
    1 février 2012 Voir la discussion...
  • Mari
    commentaire modéré mola !!
    1 février 2012 Voir la discussion...
  • oras
    commentaire modéré Vivement la suite ! Super concept, qui rappelle la presse écrite old school ;)
    1 février 2012 Voir la discussion...
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