Michel Bouquet, le cinéma raffolait de son ambiguïté

Les années 70 furent son âge d’or. Il excellait chez Chabrol, en notable vaniteux. Yves Boisset en fit une crapule définitive, mais c’est Truffaut qui lui offrit ses premiers beaux rôles. Il avait déjà quarante ans.

Michel Bouquet dans « Poulet au vinaigre » de Claude Chabrol en 1985.

Michel Bouquet dans « Poulet au vinaigre » de Claude Chabrol en 1985. MK2 Production

Par Pierre Murat

Publié le 13 avril 2022 à 15h31

On découvre Michel Bouquet dans Pattes blanches (1949), de Jean Grémillon, dégingandé, presque osseux. Il est en révolte, déjà, contre sa mère, sa classe sociale et le vieux dégoûtant qui, dans ce coin isolé de Bretagne, fait passer pour une parente l’affriolante créature qu’il a levée en ville… Mais le cinéma n’aime pas trop Michel Bouquet, en ce temps-là : il faut dire que son physique austère, malgré des yeux ardents à la Antonin Artaud, n’impriment pas l’écran. Quelques kilos et années en plus – il a 40 ans, désormais –, la caméra l’adopte et se met à l’aimer. François Truffaut, qui n’osera jamais en faire une tête d’affiche, lui offre, néanmoins, deux seconds rôles superbes : dans La mariée était en noir, où il interprète le renfermé timide dont se venge Jeanne Moreau. Et surtout dans La Sirène du Mississipi (1969) où il joue le détective que Jean-Paul Belmondo engage, sans savoir qu’il se piège lui-même. Certains critiques regretteront, après l’échec commercial du film, qu’il n’ait pas interprété le rôle principal, beaucoup plus proche que Belmondo du personnage imaginé par William Irish dans son roman…

Reflet de ces bourgeois repus et satisfaits

Ce n’est donc pas Truffaut, mais Claude Chabrol qui va l’imposer à l’écran. Après quelques semi-gaudrioles (Le Tigre se parfume à la dynamite, 1965 ; La Route de Corinthe, 1967), il en fait le symbole de la France pompidolienne qu’il déteste et méprise : reflet de ces bourgeois repus et satisfaits qu’il ne connaît que trop bien et qu’il aura craint, toute sa vie, de devenir. Dans La Femme infidèle (1969), Bouquet est un notable qui tue l’amant de son épouse. Mais cet acte qu’il commet par vanité, parce que, dans son milieu, un homme trompé est méprisable, va, paradoxalement, le rapprocher de sa femme – soudain admirative ! – et le délivrer de sa propre bassesse. Dans Juste avant la nuit (1971), en revanche, c’est lui qui trompe son épouse, supprime sa maîtresse, mais, ne pouvant l’assumer, s’obstine à vouloir avouer son crime. C’est presque un film chrétien – et, osons le dire, dostoïevskien – sur le poids du remords et l’irrésistible appel de la confession que tourne Chabrol. Mais, bien sûr, il enrage dès qu’on le lui fait observer : pour lui, cette tragédie goguenarde ne vaut que par l’impuissance de son triste héros face à un entourage qui le pousse au secret et à l’oubli…

Michel Bouquet dans « Juste avant la nuit », de Claude Chabrol (1971).

Michel Bouquet dans « Juste avant la nuit », de Claude Chabrol (1971). Films de la Boetie

Dans ce diptyque, Bouquet, presque fantomatique, est le parfait porte-parole du cinéaste. C’est son repoussoir idéal. Sa tête de turc chérie. Dans Poulet au vinaigre – leur dernière rencontre, en 1984 –, Chabrol imagine une scène où Jean Poiret (l’inspecteur Lavardin) plonge à plusieurs reprises la tête de Michel Bouquet (l’infâme Lavoisier) dans un lavabo afin d’y noyer sa vanité et sa suffisance. « Mais vous êtes fou ! » ne peut alors que murmurer la victime à son jovial tortionnaire…

Du semi-dingue à la pourriture intégrale

Les années 1970 appartiennent à Bouquet. Il est partout, parfois dans n’importe quoi, tel le trublion malfaisant d’une époque paranoïaque. Dans Le Serpent (1972), Henri Verneuil fait dire au membre des services secrets qu’il incarne : « Si l’on me disait que ma femme, bretonne, à laquelle je suis marié depuis quarante ans, était un agent secret, je le croirais immédiatement… » Dans Deux Hommes dans la ville (José Giovanni,1973), il joue un semi-dingue, obstinément attaché à la perte d’un malfrat repenti (Alain Delon). Et dans Un condé (1970), Yves Boisset le transforme en pourriture intégrale : un flic se servant de la loi pour mieux la violer. C’est l’un de ses plus grands rôles : il y est fascinant d’ambiguïté…

Charles Berling et Michel Bouquet dans « Comment j’ai tué à mon père », d’Anne Fontaine (2001).

Charles Berling et Michel Bouquet dans « Comment j’ai tué à mon père », d’Anne Fontaine (2001). Cinea-PHF

Le reste de sa carrière n’atteindra pas de tels sommets. Mais sa réputation est telle que chacune de ses apparitions suscite un enthousiasme unanime. Il obtient deux Césars : l’un pour le film d’Anne Fontaine, Comment j’ai tué mon père (2001) où il est, en effet, remarquable. L’autre pour Le Promeneur du Champ-de-Mars (2011), de Robert Guédiguian, où il campe un François Mitterrand mutique, presque bressonnien, un rien trop prévisible, cependant. C’est dans Renoir (2012), de Gilles Bourdos, son dernier rôle important, qu’il redevient grand en incarnant le vieux peintre, sensuellement troublé par un modèle qui deviendra, peu après, l’actrice favorite de son fils, Jean.

Au théâtre, Michel Bouquet était éternel. Au cinéma, il aura symbolisé une époque bien précise : les années post-68 et pré-sida, que Françoise Giroud surnommait joliment « la parenthèse enchantée ». Il en aura magnifiquement reflété le versant noir. Le trouble permanent. La rage froide.

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