Commentaire au coin du feu n° 15 : la Jetée de Chris Marker

Commentaire au coin du feu n° 15 : la Jetée de Chris Marker

Liste de 1 film par Shinbone
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Unique œuvre de fiction dans la filmographie du prolifique Chris Marker, la Jetée est atypique au sein du paysage cinématographique français. Si le film use pleinement des codes instaurés par la Nouvelle Vague, il n'en demeure pas moins singulier et inégalable à bien des égards. D'un matériau pauvre, c'est-à-dire quelques photographies plus ou moins retravaillées et une caméra louée le temps d'un après-midi, Marker tire une œuvre majeure de science-fiction dont la célèbre Armée des douze singes de Terry Gilliam sera un remake tout à fait honorable.

En écartant la technique du 24 images par secondes chère aux chantres du cinématographe, Marker revient aux sources du septième art en donnant une place prépondérante à la photographie. Le premier plan est un cliché de l'aéroport d'Orly dézoomé à l'aide d'une caméra. Il implique directement l'idée de mouvement. La Jetée est une œuvre hybride, à l'image de l'animation traditionnelle. Elle capte l'essence du cinéma dans la mesure où chaque diapositive est pensée selon son association avec les suivantes. C'est le principe de l'image-mouvement ; le film n'y déroge pas, il en propose même une variation saisissante. En outre, la musique semble fluidifier le rythme de défilement, ce qui harmonise l'ensemble. La Jetée est une sorte de seconde naissance pour le cinéma.

Ce récit visuel narré en voix off suggère également une seconde naissance pour le protagoniste. Au cœur d'un monde en décrépitude, Marker expose ses inquiétudes du moment liées au temps forts de la guerre froide et au supposé avènement d'une troisième guerre mondiale. Au présent, cette dernière a réduit le monde en cendre, il ne reste que des figures anonymes terrées dans les catacombes. Cette guerre ne connait pas de vainqueurs, des prisonniers sont soumis aux expérimentations quasi-désintéressées de scientifiques improvisés. Les perspectives d'avenir sont obstruées. À l’effervescence des découvertes scientifiques des années 50/60 succède l'épuisement et l'indifférence au sein d'une communauté post-apocalyptique fictive, mais pourtant réversible avec notre réel. L'espoir se conjugue à l'avenir, mais surtout au passé. Sélectionné pour son aptitude à se focaliser sur une image mentale précise, le protagoniste est soumis à diverses expériences dans le but de le projeter vers le futur afin qu'il puisse y puiser un élément salvateur.

Toutefois, c'est à partir des acquis du passé que l'on peut construire l'avenir. Ainsi, le prisonnier doit renaître dans le passé, mais cette fois-ci à l'âge adulte. Bouillant de vie et de sublimations sensitives, le passé est en totale contradiction avec le présent. Chaque individu semble doté de sa propre personnalité. Ce constat m'amène à penser que l'homme ne peut vivre dans un monde dénué de souvenirs. Au fil des réminiscences une obsessionnelle figure féminine s'impose à l'imaginaire du héros. Au cours d'un instant fugace, la vitesse des diapositives s'accélère, jusqu'à ce que son regard soit capté au-delà du seuil de la persistance rétinienne. Ainsi, le cinéma devient la forme picturale par excellence pour stimuler l'imaginaire à travers l'espace-temps. Ce n'est plus cette image, mais ce sont ces images inscrites dans un mouvement qui restent gravés après la séance.

Grâce aux résultats obtenus, le cobaye peut désormais s'acclimater à l'avenir. Cependant, ce qui n'est pas encore écrit est insondable. Aux souvenirs succède l'incompréhension face à des formes et des représentations inconnues. Le réel s'échappe car aucun souvenir, aucune idée ne peut s'y référer. Une fois sa mission accomplie, le prisonnier ne pourra vivre qu'à travers les souvenirs forgés par son expérience dans le passé. À l'image de ces créatures hors du temps que l'on peut visiter au musée d'histoire naturelle, le prisonnier fait le choix de l'immortalité quitte à vivre dans son propre imaginaire. Au final, l'homme ne peut se nourrir d'illusions, le réel ne tolère pas les grands rêveurs. Spectateur de sa propre mort, le héros s’effondre tels les condamnés en sursis imaginés par George Orwell dans 1984.

En 2020, le cinéma, l'un des derniers bastions prolifiques de l'art est directement menacé par de nouveaux modes de consommations de masse. Quelle sera la place des rêveurs ?

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